Interview Noémya Grohan : « Le profil type de l’élève harceleur ou harcelé n’existe pas »
En bref
- Nourrie de son expérience personnelle et de ses observations lors de ses interventions en milieu scolaire, Noémya Grohan décrypte, dans un livre paru fin août, les mécanismes qui régissent les faits de harcèlement, à rebours de certaines idées répandues. Interview.
La fondatrice de l’association de prévention Génér’action solidaire et autrice de 36 ans Noémya Grohan, ancienne victime de harcèlement au collège, a récemment publié Le décodeur du harcèlement scolaire (éditions First). « Un ouvrage pédagogique et accessible destiné à tous : parents, élèves et communauté éducative, explique-t-elle. Car chacun peut jouer un rôle pour contrer les situations d’emprise destructrice ». Et il y a urgence puisque selon les récentes données du ministère de l’Éducation nationale, un collégien sur cinq a été victime d’au moins un acte de cyberviolence et près de 7 % déclarent avoir été victimes de plusieurs formes de violence de façon répétée. La répétition caractérisant le harcèlement. La jeune femme se refuse à toute fatalité et mise sur la sensibilisation de tous pour réduire ce fléau.
Pourquoi ce livre ?
Après avoir relaté mon expérience personnelle de harcèlement dans un premier livre (« De la rage dans mon cartable », 2013) et créé l’association Génér’action pour effectuer des actions de prévention auprès des élèves, la proposition des éditions First d’écrire un livre « plus théorique » sur ce sujet m’a plu. Je me suis dit que c’était l’occasion de concevoir un ouvrage accessible à tous. J’y aborde les différentes formes de harcèlement, dont le cyberharcèlement, leurs caractéristiques, leurs mécanismes et leurs conséquences.
Dans votre ouvrage vous parlez des signes permettant aux parents et professionnels de l’éducation d’identifier le harcèlement scolaire. Quels sont-ils ?
Même s’il n’indique pas obligatoirement une situation de harcèlement, tout changement de comportement ou une baisse soudaine des résultats scolaires doit interroger. Par exemple, un élève habituellement calme qui devient agressif vis-à-vis de ses professeurs, parents ou camarades ou un élève d’ordinaire très sociable qui se renferme sur lui-même. Les troubles du comportement alimentaire constituent aussi une alerte. Je me souviens de l’incompréhension d’une maman dont le fils se levait en pleine nuit pour dévaliser le frigo. Elle n’a appris que bien plus tard le harcèlement scolaire qu’il subissait.
N’est-il pas complexe de distinguer ce qui relève d’un comportement lié à l’adolescence d’un comportement résultant du harcèlement ?
C’est une période où la communication avec les parents se trouve chamboulée. En plus, la crise d’adolescence débute parfois très tôt, dès la préadolescence. Il est vrai que les signes évoqués ne traduisent pas systématiquement une situation de harcèlement. Ils révèlent néanmoins que quelque chose ne va pas et dont il faut se préoccuper.
Que conseillez-vous aux parents qui identifient une situation de harcèlement ?
Je les encourage à rester à l’écoute sans minimiser les propos de leur enfant et à le rassurer en lui rappelant qu’il n’est pas responsable. Une étape de soutien essentielle. Il faut contacter sans tarder le chef d’établissement pour signaler la situation et solliciter un rendez-vous dans un délai rapide. Je recommande également de tenir un journal de bord dans lequel consigner chaque élément en lien avec le harcèlement : dates et lieux des situations de violences et d’intimidation, liste des témoins, copie des courriers et mails, certificats médicaux, captures d’écran, etc. Des documents utiles pour un dépôt de plainte ultérieur. Les parents dont l’enfant rapporte une situation de harcèlement dont il est témoin doivent également prendre contact avec l’établissement.
Pour les parents d’un enfant auteur de harcèlement, il s’agit d’abord de mettre un terme à ses agissements. Ensuite, de parler avec lui pour comprendre ce qui l’a mené à ces actes et lui expliquer les conséquences sur sa victime et sur lui-même. Rappelons que le harcèlement est un délit. Selon son âge, ils peuvent prendre appui sur les drames récents survenus à la suite de harcèlement ou visionner avec lui des courts métrages qui abordent ce sujet. Cela l’aidera à se mettre à la place de l’autre. Il faut d’ailleurs l’encourager à participer à des actions de solidarité qui développeront son empathie.
Vous décryptez les mécanismes à l’œuvre dans la tête de l’élève harceleur. En quoi est-ce important de s’arrêter sur ce point ?
Bien souvent les élèves harceleurs ne réalisent pas pleinement la portée de leurs mots et de leurs actes. Certains ont eux-mêmes vécu une souffrance ou un mal-être non exprimé ou non évacué. Ils projettent alors inconsciemment sur l’autre ce trop-plein d’émotions négatives. Le faux sentiment de soulagement ressenti lorsqu’ils intimident un autre élève les empêche de se mettre à sa place. Plus l’élève harceleur écrase sa victime, plus il se sent fort et plus il se sent exister. Faire preuve d’empathie se révèle impossible.
Mais attention, dans cette période où le futur adulte se construit, tout élève peut se muer en agresseur, sans forcément avoir subi ou côtoyé lui-même une forme de violence. Une réalité à prendre en compte pour mieux lutter contre le harcèlement. Les parents tombent généralement des nues en apprenant la conduite de leur enfant. Au point de rester dans le déni, avec pour effet de retarder et complexifier la prise en charge de la situation.
D’après vos explications, on comprend qu’il n’existe pas un profil type de l’élève harceleur. Peut-on dire la même chose de l’élève harcelé ?
Chaque enfant ou adolescent représente une cible potentielle. Car tout peut servir de prétexte au harcèlement. Le profil type de l’élève harceleur ou harcelé n’existe pas. Affirmer le contraire induit un biais dangereux. Je suis choquée des remarques de certains chefs d’établissement ou membre de l’équipe pédagogique qui, tout en affirmant prendre en charge la situation, ne semblent pas s’en émouvoir. On peut entendre par exemple : « Ça ne m’étonne pas qu’il soit harcelé, il est bizarre, son comportement est étrange » ou « Depuis la nuit des temps, les roux sont victimes de harcèlement ».
Ces propos contribuent à légitimer le harcèlement scolaire en validant le comportement des persécuteurs. En face les victimes éprouvent énormément de difficultés à se confier par peur des représailles ou parce qu’elles se sentent coupables ou honteuses de ce qui leur arrive. En résultent des situations de harcèlement qui s’installent dans le temps.
Selon vous, ceux qui possèdent un grand pouvoir pour faire cesser brimades et violences sont les témoins. Vous affirmez même que sans eux il ne subsisterait pas de situation de harcèlement ?
Absolument. Il s’agit d’ailleurs d’un élément central dans mes interventions en milieu scolaire depuis près de dix ans. Qu’ils participent, se mettent à rire de la situation ou l’ignorent, les élèves témoins confortent finalement l’élève harceleur dans ses actes. Ce dernier se sent valorisé et ce « soutien », même passif, le renforce dans son attitude. Il va alors continuer de s’acharner sur sa cible qui se trouve de plus en plus isolée face à l’effet de groupe. On assiste à une disproportion des forces. La victime se referme sur elle-même. En cessant de rigoler ou de garder le silence, les témoins de la situation de harcèlement peuvent changer la donne. Autrement, plus la situation perdure plus les conséquences à long terme pour la victime s’aggravent.
Certaines victimes présentent même des troubles du stress post-traumatique. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Avoir été la cible de harcèlement laisse des traces sur le plan psychologique. Il est même fréquent que des troubles du stress post-traumatique se développent. Pour illustrer ce cas de figure, je peux raconter mon expérience personnelle. Dépression, échecs dans mes études après le bac, incapacité à me projeter dans l’avenir. Voilà ce que j’ai connu à partir de mon entrée au lycée… Alors que tout harcèlement avait cessé. Je commençais à relâcher la pression et, de manière inattendue, tout ce que j’ai subi au collège est remonté à la surface… Il a fallu dix ans pour me défaire de ces séquelles et retrouver confiance en moi. Il faut dire que j’avais tout gardé pour moi à l’époque. Le harcèlement scolaire ne bénéficiait pas du traitement actuel.
On sait par ailleurs aujourd’hui que, non reconnu et non pris en charge, il peut déboucher sur de nouvelles situations de harcèlement dans le monde du travail ou dans la vie personnelle. En effet, quand un élève harcelé reste isolé et que personne ne lui dit qu’il n’est en rien responsable de ce qui lui arrive, il risque de penser le contraire et qu'il le mérite. Sans un accompagnement et une écoute adaptés, il intériorise que cette situation est normale, ce qui le rend vulnérable face aux harceleurs dans la suite de son parcours.
Votre livre met aussi en avant les conséquences du harcèlement sur les auteurs et les témoins dont on entend assez peu d’échos. Quelles sont-elles ?
S’il n’a pas été remis en question, un auteur de harcèlement risque de reproduire son comportement dans d’autres contextes comme au travail ou dans sa vie de couple. Il demeure indispensable d’intervenir pour qu’il comprenne l’impact de ses actes. C’est ce que prévoit la méthode de préoccupation partagée du Programme de lutte contre le harcèlement à l’école (Phare) mis en place depuis la rentrée 2022 dans les établissements scolaires. Elle consiste à soutenir l’élève harcelé sans pour autant laisser de côté l’élève harceleur. Celui-ci est incité à prendre part de manière active à la résolution de la situation. L’un comme l’autre reçoit un accompagnement. Quant aux témoins, ils risquent aussi des troubles à long terme : sentiment d’insécurité, perte de confiance dans les adultes qui n’agissent pas pour stopper la situation, sentiment de culpabilité de ne pas avoir réagi de peur d’être exclu du groupe ou de devenir soi-même une cible.
Pour quelles raisons il reste difficile de combattre le harcèlement en milieu scolaire malgré les dispositifs déployés ?
C’est une question que je me pose. Depuis les premières campagnes de prévention au début de la décennie 2010, on parle de plus en plus du harcèlement. La formation d’élèves ambassadeurs pour prévenir et détecter les situations à risque est une bonne idée. Mais j’ai l’impression que la loi du silence persiste dans certains cas. Il demeure très compliqué de prendre la parole pour les enfants ou adolescents victimes. Par ailleurs, la seule bonne volonté des équipes ne suffit pas pour appliquer les dispositifs. Les dix heures de sensibilisation prévues au cours de l’année restent théoriques. Il faudrait plus de moyens pour les rendre concrètes. Très souvent, les équipes doivent engager du temps supplémentaire qui n’est pas valorisé.
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L’ampleur du cyberharcèlement rend-elle la tâche plus complexe ?
C’est ce qui me préoccupe beaucoup. Les victimes ne bénéficient plus d’aucun répit même une fois rentrées à la maison. Le cyberharcèlement peut pousser à bout beaucoup plus rapidement. L’irréparable se produit ainsi. Là encore chacun a un rôle à jouer. À commencer par les parents qui doivent sensibiliser leurs enfants aux bons usages des outils numériques. Ils peuvent aussi installer un contrôle parental. Et transmettre l’idée que la vie ne se limite pas aux interactions en ligne.
Quelles recommandations pour limiter la menace du cyberharcèlement ?
Je conseille de préserver au maximum son intimité sur Internet en divulguant le moins d’informations personnelles possible. Par exemple, utiliser un pseudo, désactiver la géolocalisation, vérifier les paramètres de confidentialité, réfléchir avant de publier une photo… Malheureusement, c’est devenu tellement naturel d’en partager sur les réseaux sociaux. Même les adultes le font… Un post a priori anodin peut déclencher une remarque sur le physique, elle-même suivie d’un flot de moqueries et d’insultes… L’argument ne semble pourtant pas convaincre. Lors de mes interventions, les élèves me rétorquent qu’ils publient les photos en statut privé. Or ils peuvent se faire pirater leur compte ! On doit poursuivre la sensibilisation.
Focus
Il se traduit de plusieurs manières :
- Appels anonymes, messages vocaux ou textuels envoyés en masse
- Piratage du compte et usurpation d’identité numérique
- Création d’un groupe ou d’une page sur un réseau social pour cibler une victime
- Propagation de rumeurs
- Happy slapping ou vidéolynchage : s’en prendre à une victime, filmer la scène et la diffuser
- Publication de vidéos ou photos humiliantes ou intimes
- Cybersexisme : revenge porn (se venger d’un partenaire qui a rompu en publiant des photos ou vidéos intimes sans son consentement), slut shaming (rabaisser ou culpabiliser une personne en montrant du doigt son comportement comme la manière de s’habiller).
(Source : Le décodeur du harcèlement scolaire, Noémya Grohan, éditions First).
Pour toute demande d’aide, appelez le 3018 (appel anonyme, gratuit et confidentiel. 7j/7, de 9h à 23h).