Interview Aurélie Chaney : « Première avocate française, Jeanne Chauvin a contribué à l’émancipation des femmes »

Odile Gnanaprégassame Odile Gnanaprégassame
Publié le 20-11-2023

En bref

  • Dans une bande dessinée intitulée « Jeanne Chauvin, la plaidoirie dans le sang », Aurélie Chaney, juriste et Djoïna Amrani, illustratrice, rendent hommage à la première avocate française. C’est grâce à sa ténacité que les étudiantes en droit peuvent accéder à cette profession et que les femmes peuvent percevoir elles-mêmes leur propre salaire. Tombée dans l’oubli, comme d’autres figures féminines de l’Histoire, cette pionnière reprend vie à travers le minutieux travail des deux autrices. Interview.
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Aurélie Chaney : « Première avocate française, Jeanne Chauvin a contribué à l’émancipation des femmes » Crédit : Aurélie Chaney ; Djoïna Amrani ; éditions Marabout

Pourquoi consacrez-vous un biopic à Jeanne Chauvin ?

Première femme à avoir plaidé en France, Jeanne Chauvin est connue d’un public averti. Mais on en sait peu à son sujet. Encore moins le grand public. Nous voulions y remédier ! Pour réaliser cette bande dessinée, j’ai parcouru différentes archives (barreau de Paris, Provins, sa ville de cœur, état civil…) et des fonds documentaires, notamment ceux de la bibliothèque parisienne du féminisme Marguerite Durand.

Jeanne Chauvin a défrayé la chronique à la fin du XIXe siècle ! Des centaines et des centaines d’articles de presse nous ont offert de précieuses indications pour reconstituer avec précision certaines scènes. Timbre de voix, vêtements… Il faut dire que les journalistes livraient moult détails. Et pour les restituer quoi de mieux que la bande dessinée pour intéresser le plus grand nombre ? Ce format permet d’aborder de manière ludique des sujets importants et profonds comme l’éducation des jeunes filles et la condition des femmes à la Belle Époque.

Il faut d’abord préciser qu’en raison d’un coût élevé, très peu de femmes (plutôt issues du milieu bourgeois) suivaient des études de droit. Rien ne s’opposait à ce que les titulaires d’une licence de droit exercent en tant qu’avocates d’après la loi de Ventôse an XII. Las ! C’était sans compter sur la misogynie ambiante. Occuper un métier de représentation publique tel que celui d’avocat restait impensable pour une femme. Elle devait rester au foyer. Ainsi, la première demande de Jeanne Chauvin pour prêter serment essuie un refus. Motif invoqué ? Plaider constituerait un « office viril par excellence »… Une interprétation sans fondement juridique.

Quelques années plus tôt, des députés soucieux de faire avancer la cause féminine déposaient un projet de loi pour que celles-ci puissent exercer en tant qu’avocates. Par l’entremise de son frère Émile, avocat et politicien, qui les fréquente, un nouveau projet dans ce sens est déposé. De son côté, Jeanne Chauvin fait beaucoup parler d’elle dans la presse. Des soutiens émergent. Elle prend aussi la plume pour signer des articles engagés. Une aide précieuse pour faire passer la loi, finalement adoptée à la majorité à l’Assemblée puis au Sénat. La jeune Française peut enfin prêter serment en décembre 1901 et plaider !

La plaidoirie consiste en un exposé oral des faits, arguments et prétentions par un avocat devant un juge pour défendre son client. Cependant, tous les avocats ne plaident pas. Durant les sept années passées au barreau de Paris, je n’ai quasiment pas plaidé par exemple. De plus en plus, se substituent à la plaidoirie des dossiers écrits remis aux juges sans que les avocats prennent la parole.

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Sur proposition de son frère, elle plaide pour la première fois dans le cadre d’une affaire très médiatisée dont il représentait le dossier. Elle défend un aiguilleur accusé d’avoir provoqué un accident ferroviaire de Choisy-le-Roi. Avec succès. Sans cette opportunité, elle aurait sans doute plaidé des affaires de divorce ou de pension alimentaire. Les avocates demeuraient plutôt spécialisées en droit de la famille. Par la suite, Jeanne Chauvin plaide peu. Elle dispense des conseils juridiques dans son cabinet. Et enseigne parallèlement le droit dans des établissements pour jeunes filles.

Jeanne Chauvin devient la première femme occupant un tel poste. À l’époque, les femmes ne disposaient d’aucune sensibilisation au droit. À l’inverse des garçons, l’école ne les préparait pas au baccalauréat. On disait que l’éducation des garçons passait par les mères. Il fallait par conséquent les éduquer un minimum pour qu’elles puissent éduquer leurs garçons, mais sans avoir à les instruire. L’exercice du droit apparaissait plus rémunérateur, mais Jeanne Chauvin privilégie l’enseignement pour inciter les jeunes filles à poursuivre des études. Un facteur d’émancipation.

Jeanne Chauvin a ouvert une brèche. Sans que les prestations de serment ne se comptent par dizaines pour autant. En 1904, le barreau de Paris comprenait seulement quatre avocates. Rappelons que pour exercer elles devaient obtenir l’autorisation de leur mari. L’autorité maritale ne prend fin que dans les années 60. Entre-temps, les femmes accèdent à la magistrature en 1946. Dans la BD, on observe comment la carrière d’Émile, de huit ans son cadet, avance très vite quand Jeanne doit batailler de son inscription à la fac de droit, à la prestation de serment, en passant par la soutenance de sa thèse !

À l’époque on parlait de militantisme plutôt que de féminisme. Dans une interview accordée à la presse, l’avocate ne se qualifie pas ainsi. En revanche, elle se rapproche de l’Avant-Courrière, une association militant pour les droits des femmes ainsi que du journal La Fronde. Elle va rédiger deux projets de loi fondateurs.

Le premier porte sur la possibilité pour les femmes d’être témoins dans des actes privés ou publics, auprès d’un notaire ou de la police par exemple. Leur parole ne jouissait alors d’aucune valeur juridique. L’adoption de cette loi reconnaît aux femmes une place dans la cité. L’autre loi, adoptée en 1907, permet aux travailleuses de percevoir leur salaire en lieu et place de leurs maris. Une première étape pour l’indépendance financière. À ceci près qu’elles dépendaient de l’autorisation du mari pour ouvrir un compte… jusqu’en 1965 !

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Aujourd’hui les femmes remplissent en majorité les bancs de la fac de droit et de l’école du barreau. La carrière d’un avocat comprend toute une hiérarchie : collaborateur junior, collaborateur middle, puis senior. Ultime étape : devenir associé. C’est-à-dire prendre des actions dans le cabinet et apporter de nouveaux clients. Une majorité écrasante d’hommes y accède.

Je pense que la maternité est un sujet, mais aussi la répartition des tâches au sein du foyer. Beaucoup de collaboratrices quittent la profession après avoir eu des enfants. L’implication inhérente à ce métier, notamment en termes de volume horaire, joue. C’est certain. Néanmoins, pour terminer sur une note positive, il faut souligner les avancées majeures entre 1900 et aujourd’hui, surtout ces cinquante dernières années. Ça continue d’évoluer. Doucement.

 

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