Interview Internet, réseaux sociaux, jeux vidéo : entre espace de liberté et tyrannie de la réussite
En bref
- Michaël Stora est psychanalyste. Il a cofondé l’observatoire des mondes numériques en sciences humaines (OMNSH). Il décrypte l'impact d'Internet, des réseaux sociaux, des jeux vidéos sur notre vie.
Web, réseaux sociaux, jeux vidéo favoriseraient-ils le mal-être des jeunes ? Ces derniers vivraient-ils dans un monde trop virtuel qui provoquerait le repli sur soi, les phénomènes addictifs, la dépression ?
Pour Michaël Stora, psychanalyste et cofondateur de l’observatoire des mondes numériques en sciences humaines (OMNSH), le mal-être de la jeunesse ne provient pas d’Internet, des réseaux sociaux ou des jeux vidéo mais plutôt de l’image qu’ils reflètent : celle d’une société soumise à la tyrannie de la performance et du bonheur à tout prix. Entretien.
Comment les jeunes utilisent-ils Internet et les réseaux sociaux ?
Avec le développement des réseaux sociaux, l’image est aujourd’hui devenu un vecteur de communication à part entière : on pense en images, on rage en images, on aime en images. Les jeunes en particulier, sont très présents sur des réseaux comme Facebook, Instagram, Snapchat. Ils les utilisent pour parler d’eux, publier des photos, des vidéos.
L’adolescence est une période de fragilité narcissique. Les adolescents se construisent dans le regard de leurs pairs. Ils sont en quête de reconnaissance et cherchent à la trouver sur les réseaux sociaux.
Le monde virtuel est-il dangereux ?
Beaucoup de personnes critiquent le monde virtuel… Internet est un espace de projection pour les inquiets ! Il est vrai qu’il existe des cas de harcèlement sur la toile, mais ils restent minoritaires.
Je pense au contraire qu’Internet est un formidable espace d’échange, de créativité qui favorise la rencontre. C’est aussi un endroit où l’on peut se faire repérer grâce à son blog, sa chaîne Youtube…
Quant aux jeux vidéo, ils exigent virtuosité et habileté. Ils peuvent aussi avoir un effet cathartique (le fait de pouvoir se défouler en visionnant des scènes violentes par exemple, NDLR).
Le problème, ce n’est pas l’écran, c’est le contexte socio-culturel et éducatif dans lequel il est utilisé. Le problème, c’est la tyrannie de la performance et de la réussite que nous impose la société actuelle.
Des réseaux sociaux comme Facebook nous renvoient par exemple une image violente : celle du positivisme et du bonheur qu’il faut à tout prix montrer.
Comment réagissent les jeunes face à cette tyrannie de la performance ?
Les jeunes se jouent des images comme les images se jouent d’eux. Sur la toile, ils se rebellent de diverses façons : certains utilisent l’ironie, comme le font Norman ou Natoo sur leur chaîne Youtube.
D’autres, pour passer incognito sur le web, ouvrent des comptes sous différents pseudos : ils utilisent ces avatars pour publier ce qu’ils veulent sans se faire contrôler par leurs parents, pour montrer leur côté sombre, poster des photos plus transgressives, sexuelles…
Certains surfent sur des sites extrêmes pour assouvir leurs pulsions morbides.
D’autres retournent leurs pulsions agressives contre eux-mêmes. Ils participent à des défis dangereux : fire challenge sur Internet (défi qui consiste à embraser une partie de son corps et à l’éteindre le plus rapidement que possible), binge-driking ("biture express"), etc. ou développent des phénomènes addictifs, au cannabis, aux jeux vidéo... C’est là que ça devient problématique.
Vous êtes spécialiste des addictions aux jeux vidéo. Comment les expliquez-vous ?
Le problème vient souvent des parents. J’en reviens à la tyrannie de la performance : les parents attendent trop de leur enfant. Ils sont trop attentifs, ils se sentent trop coupables aussi. Du coup, les enfants se sentent tout puissants. Mais paradoxalement, ce sentiment révèle souvent une grande fragilité.
Idéalisés, ces enfants ne supportent pas d’être défaillants. Face à l’échec, ils s’effondrent totalement, ils ne sentent pas à la hauteur, alors ils utilisent les jeux vidéo comme un espace de reconstitution narcissique.
Malheureusement, l’addiction aux jeux vidéo n’est pas reconnue par l'Académie des sciences.
Quand doit-on s’inquiéter ?
Il ne faut pas confondre addiction et passion. On peut très bien être passionné par un jeu vidéo et avoir envie de le finir sans être addict.
Il faut s’inquiéter à partir du moment où il y a rupture des liens sociaux. Les jeunes que je reçois en consultation sont déscolarisés, ils jouent 15 à 20 heures par jour : c’est une façon de garder la maîtrise sur leur objet car tout leur échappe dans le monde extérieur.
Quel message souhaitez-vous passer aux jeunes ?
Ils doivent rester courageux : c’est aussi par l’échec que l’on apprend à gagner. Perdre ne veut pas dire mourir. Dans les jeux vidéo, pour gagner, il faut accepter de perdre. Dans la vie réelle aussi.
Il est important de pouvoir envisager des déceptions, des mauvaises notes non pas comme une fatalité mais comme des événements qui font avancer.
S’ils sentent qu’ils n’y arrivent plus, ils ne doivent pas hésiter à aller en parler à un psychologue. C’est là qu’ils redeviendront le héros de leur vie.
Et puis la plus belle défense à l’adolescence, c’est la créativité. Il faut la développer !
Propos recueillis le 21 octobre 2016.